J’adore Buffon, (George-Louis Leclerc, comte de Buffon, est né 1707 en Bourgogne, Il est élu à l’Académie des sciences en 1734 après avoir étudié le droit et la médecine.)
Ses théories ont influencé deux générations de naturalistes, parmi lesquels notamment Jean-Baptiste de Lamarck et Charles Darwin
Le texte que je vais vous présenter aujourd’hui est extrait de son oeuvre Histoire naturelle. Il y évoque un personnage qu’il a lui même ainsi présenté :
J’imagine un homme tel qu’on peut croire était le premier homme au moment de la création, c’est à dire un homme dont le corps et les organes seraient parfaitement formés, mais qui s’éveillerait tout neuf pour lui-même et tout ce qui l’environne.
IMPRESSIONS DU PREMIER HOMME
Histoire Naturelle. De l’homme
Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble, où je sentis pour la première fois ma singulière existence; je ne savais ce que j’étais, où j’étais, d’où je venais. J’ouvris les yeux, quel surcroît de sensations ! La lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m’occupait m’animait et me donner un sentiment inexprimable de plaisir : je crus d’abord que tous ces objets étaient en moi, et faisaient partie de moi-même.
Je m’affermissais dans cette pensée naissante lorsque je tournais les yeux vers l’astre de lumière; son éclat me blessa; je fermai involontairement la paupière, et je sentis une légère douleur. Dans ce moment d’obscurité, je crus avoir perdu presque tout mon être.
Affligé, saisi d’étonnement, je pensais à ce grand changement, quand tout à coup j’entendis des sons; le chant des oiseaux, le murmure des airs, formaient un concert dont la douce impression me remuait jusqu’au fond de l’âme; j’écoutais longtemps, et je me persuadai bientôt que cette harmonie était moi.
Attentif, occupé tout entier de ce nouveau genre d’existence, j’oubliais déjà la lumière, cette autre partie de mon être que j’avais connue la première, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en possession de tant d’objets brillants ! Mon plaisir surpassa tout ce que j’avais senti la première fois, et suspendit pour un temps le charmant effet des sons.
Je fixai mes regards sur mille objets divers, je m’aperçus bientôt que je pouvais perdre et retrouver ces objets, et que j’avais la puissance de détruire et de reproduire à mon gré cette belle partie de moi-même, et quoiqu’elle me parût immense en grandeur par la quantité des accidents de lumière et par la variété des couleurs, je crus reconnaître que tout était contenu dans une portion de mon être.
Je commençais à voir sans émotion et à entendre sans trouble, lorsqu’un air léger dont je sentis la fraîcheur, m’apporta des parfume qui me causèrent un épanouissement intime, et me donnèrent un sentiment d’amour pour moi-même.
Agité par toute ces sensations, pressé par les plaisir d’une si belle et si grande existence, je me levai tout d’un coup, et je me sentis transporté par une force inconnue.
Je ne fis qu’un pas, la nouveauté de ma situation me rendit immobile, ma surprise fût extrême; je crus que mon existence fuyait, le mouvement que j’avais fait avait confondu les objets; je m’imaginais que tout était en désordre.
Je portai la main sur ma tête, je touchai mon front et mes yeux, je parcourus mon corps, ma main me parut être alors le principal organe de mon existence; ce que je sentais dans cette partie était si distinct et si complet, la jouissance m’en paraissait si parfaite en comparaison du plaisir que m’avait causé la lumière et les sons, que je m’attachai tout entier à cette partie solide de mon être, et je sentis que mes idées prenaient de la profondeur et de la réalité.
Tout ce que je touchais sur moi semblait rendre à ma main sentiment pour sentiment, et que chaque attouchement produisait dans mon âme une double idée.
Je ne fus pas longtemps sans m’apercevoir que cette faculté de sentir était répandue dans toute les partie de mon être; je reconnus bientôt les limites de mon existence qui m’avait d’abord paru immense en étendue.
J’avais jeté les yeux sur mon corps, je le jugeais d’un volume énorme et si grand, que tous les objets qui avaient frappé mes yeux ne me paraissaient être en comparaison que des points lumineux.
Je m’examinai longtemps, je me regardais avec plaisir, je suivais ma main de l’œil et j’observais ses mouvements; j’eus sur tout cela les idées les plus étranges; je croyais que le mouvement de ma main n’était qu’une espèce d’existence fugitive, un successions de choses semblables, je l’approchai de mes yeux; elle parut alors plus grande que tout mon corps, et elle fit disparaître à ma vue un nombre infini d’objets.
Je commençais à soupçonner qu’il y avait de l’illusion dans cette sensation qui me venait des yeux; j’avais vu distinctement que ma main n’était qu’une petite partie de mon corps, et je ne pouvais comprendre qu’elle fût augmentée au point de me paraître d’une grandeur démesurée, je résolus donc de ne me fier qu’au toucher qui ne m’avait pas encore trompé, et d’être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d’être.
Cette précaution me fut utile, je m’étais remis en mouvement et je marchais la tête haute et levée vers le ciel; je me heurtai légèrement contre un palmier : sais d’effroi, je portai ma main sur ce corps étranger, je le jugeai tel, parce qu’il ne me rendit pas sentiment pour sentiment; je me détournai avec une espèce d’horreur, et je connus pour la première fois qu’il y avait quelque chose hors de moi.
Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l’avais été par toute les autres, j’eus peine à me rassurer, et après avoir médité sur cet évènement, je conclus que je devais juger des objets extérieurs comme j’avais jugé des partie de mon corps et qu’il n’y avait que le toucher qui pût m’assurer de leur existence.
Ce que j’aime dans ce texte :
Buffon a trouvé un moyen original d’exposer le rôle des sens, le plaisir qu’ils engendrent et la manière qu’ils ont de nous tromper. Je trouve ça… moderne !